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Du 22 au 26 août dernier s’est déroulé à l’université internationale Menéndez Palayo, située dans le Palais de la Magdalena à Santander (Espagne), un séminaire intitulé « Le graffiti comme carte psychogéopgraphique ».
Dirigé par Javier Abarca, auteur du blog Urbanario, historien et enseignant des pratiques artistiques urbaines[1], ce séminaire regroupait des intervenants européens dont le champ de pratique oscille entre graffiti et art contemporain. Chaque journée se répartissait en deux temps. Une matinée de conférences et d’échanges, une après-midi de workshop entre séminaristes à la découverte de la ville, avec l’idée d’aller sur le terrain observer et vérifier les divers aspects du graffiti évoqués par les conférenciers. Parmi les séminaristes, des étudiants ou professeurs en école d’art, des architectes, des avocats, des sociologues, des travailleurs sociaux, des responsables d’association ; au total une vingtaine de personnalités qui composaient un ensemble de curieux et d’amateurs de cultures urbaines désireux d’en savoir plus sur ce qui se cache derrière la simple inscription cryptique du blaze. Parmi les intervenants, l’allemand performeur Matthias Wermke, du duo Matthias Wermke et Mischa Leinkauf, les suédois Akay et Adams, ainsi que l’éditeur Tobias Barenthin Lindblad de Dokument Press[2], enfin, les français de Rennes David Renault et Mathieu Tremblin, qui forment le duo les Frères Ripoulain ; soit un corpus d’acteurs singuliers avec un bon background graffiti et des démarches artistiques inscrites dans la continuité de leur expérience de graffiteurs, et qui partagent une exigence commune tant sur la question de l’activisme que de la documentation : rester ancré dans le réel.

Voici quelques notes issues des temps d’échanges lors des conférences, des marches ou des repas recueillis par Mathieu Tremblin lors de ces cinqs jours de séminaire.

    [1] Fait suffisamment rare pour être signalé, Javier Abarca mène deux fois par an un cours à l’université d’arts de Madrid Ces Felipe II qui articule cours théoriques et pratique de terrain, et mêle histoire de l’art, du graffiti, et de l’architecture.

    [2] Dokument Press a publié récemment Like Lipstick Traces, extension de l’essai Lipstick Traces de l’écrivain américain Greil Marcus et projet collaboratif dirigé par les français Jérémy Égry et Aurélien Arbet qui invitait dix graffiteurs du monde entier à documenter leur quotidien avec un appareil photo instantané Polaroid©.

Jeu contre aliénation

Javier Abarca introduit le séminaire en développant le rapprochement incongru qu’il opère entre les théories Situationnistes, la critique de la Société du Spectacle et la psychogéographie d’une part et l’expérience graffitique, de l’action à la documentation d’autre part.
Ce rapprochement entre une théorie radicale d’un groupe de penseurs et d’artistes des années soixante et une pratique graphique marginale d’enfants et d’adolescents, premiers graffiteurs de New York, serait probablement reçue comme un crime de lèse-majesté en France.
Et pourtant, à commencer par la critique de la société de consommation, où plus précisément du Spectacle pour reprendre la terminologie de Guy Debord, il y a des accointances dans cette volonté d’initier des comportements subversifs ou insurrectionnels dans la ville et de répondre à l’aliénation par le jeu.
« Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » Le Spectacle est comme un filtre. Dans une société médiatique, la dimension aliénante du système s’incarne dans le fait que chaque expérience, aussi intime soit-elle, souffre d’un détachement, de sorte que l’homme ne pense plus son rapport au monde à partir de son vécu propre mais à partir des codes et des conventions que le capitalisme et le pouvoir étatique lui imposent.
Javier étaye par quelques exemples. La gentrification, ce phénomène urbanistique d’embourgeoisement qui muséifie les quartiers populaires, c’est le Spectacle appliqué à la ville. La démonstration de graff sur une cimaise dans un festival, c’est le Spectacle appliqué au graffiti ; l’acte graffitique soustrait à l’expérience urbaine, en somme une nature morte de graffiti. Tout ce qui fait la singularité de la démarche est réduit à un exercice de style graphique, où c’est la discipline, au sens militaire du terme, qui prime.
La théorie de la dérive et le concept de psychogéographie ensuite, se posent pour le marcheur comme « l’affirmation d’un comportement ludique-constructif », et s’opposent en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade. « La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. » Le graffiti semble être une mise en œuvre spontanée, simple et ludique des principes qu’elles énoncent : jeu, dérive, détournement. Mais là où la dimension politique des Situationnistes est équivoque et programmatique, dans le graffiti elle surgit au corps défendant de celui qui s’y adonne, et l’expérience graffitique modifie en profondeur le système de valeurs du graffiteur qu’il le veuille ou non.
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Pour Javier Abarca, le graffiti est action et représentation et en ce sens il est une grille de lecture idéale pour analyser la ville vécue, du fait des mélanges culturels et disciplinaires dont il est le fort. En tant que motif pour parcourir l’espace urbain (trouver le spot), il initie une expérience inédite de la ville. En tant que motif visuel (photographier sa pièce), il construit un regard transgressif sur l’espace urbain. Le graffiti bouleverse la lecture convenue de la ville normée conçue par les urbanistes, une ville idéalement mue par le fonctionnalisme et qui rejette toute forme de vacance. Dans cet imaginaire strié, dont le Paris Haussmannien est le meilleur exemple, il n’y pas de place pour l’usager. Certes, « il y a une terrasse, mais il n’y a pas d’ombre ». Ainsi le graffiti est une réponse de l’usager, parmi d’autres formes de désaménagements et d’activismes, certaines communautaires d’autres politiques, pour se réapproprier la ville.
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Mathieu Tremblin propose avec le projet Hypertag une approche du graffiti comme filigrane de la « vraie » ville. Celui qui est capable de décrypter les calligraphies des tags a la possibilité de pister chaque graffiteur et de découvrir ainsi autant de parcours intimes et digressifs qui se jouent des réseaux de circulation pensés par les aménageurs. A l’échelle des murs « ce n’est pas le territoire qui appartient au graffiteur, mais ses graffitis qui appartiennent au territoire ». Regardant une photographie de ville graffitée, sans légende, l’aficionados est susceptible d’identifier précisément la date et le lieu de la prise de vue à partir des informations graphologiques, pseudonymes, emplacements, outils voir styles, que réservent les tags.
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Territoire et aventure

Javier Abarca présente le concept de Tiers-Paysage du philosophe Gilles Clement pour parler du terrain vague, de la friche et des autres délaissés urbains comme des espaces ressources pour l’imaginaire. « Le terme de Tiers-Paysage ne se réfère pas au Tiers-Monde mais au Tiers-Etat. Il renvoie au mot de l’Abbé Siéyès : «Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? Tout. Quel rôle a-t’il joué jusqu’à présent ? Aucun. Qu’aspire-t-il à devenir ? Quelque chose». » En somme ce Tiers-Paysage est le lieu privilégié de la nature urbaine, un envers urbanistique susceptible d’amener les architectes et aménageurs à penser une ville du lâcher-prise, du potentiel plutôt que du tout fonctionnel, qui prenne en considération la pratique du territoire par les usagers comme mode de développement.
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Tobias Lindblad cartographie la ville où il a grandi, cernant ses terrains de jeux, ses zones d’activités et de loisirs, ses parcours d’enfant ou d’adolescent. Des parcours qui déterminèrent son introduction à la scène graffiti et son désir d’en faire partie d’une manière ou d’une autre, à une époque où Stockholm n’était pas aseptisé – la municipalité poursuivant depuis plusieurs années l’objectif d’être la ville la plus propre au monde. En vingt ans, il a réalisé avec l’équipe éditoriale de Dokument Press et du célèbre magazine graffiti UP, un archivage de graffitis et de démarches singulières des graffiteurs de Stockolm, de Suède et d’ailleurs, donnant une part belle à la photographie et au texte et se refusant à l’accumulation mutique de vignettes symptomatiques des fanzines et magazines des années 90. Il insiste : « Cent mots racontent plus qu’une image », ce n’est pas parce que le graffiti est une pratique de l’écriture que son histoire peut être conservée uniquement avec des images. Il est essentiel de livrer le contexte de production et de réception des pièces, pour restituer le côté aventureux de l’action qui donne au graffiti toute sa saveur.
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Adams explique comment il en est venu à construire avec Itso des cabanes dissimulées dans la ville ; comment ils allaient au début guetter les trains sur le bord de la voie ; comment, pour être plus réactifs, ils se sont construits un abri au milieu d’un no man’s land pour parer au climat rigoureux ; comment ils ont fini par passer plus de temps à améliorer l’abri qu’à aller peindre des trains ; comment, enfin, cette cabane a fini par avoir sa vie propre, quand ils n’étaient pas là et pourquoi ils ont eu envie d’en construire d’autres ailleurs.
Il évoque le jeu du chat et de la souris avec la brigade privée de lutte anti-graffiti, qui l’amène à redoubler d’ingéniosité pour échapper à sa surveillance zélée et rendre ses cachettes inaccessibles. Mais aussi, le temps investi, parfois plusieurs années, pour garantir un espace de repli et, à l’instar d’un ermite, pouvoir s’extraire du quotidien s’offrir un temps pour « réaliser la séparation hypothétique du Spectacle et de la «vraie vie ».
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Processus et document

Akay parle de la documentation, et qu’à un moment « si on souhaite vraiment donner à voir le processus, il faut faire les choses pour la caméra ». Cela induit un sérieux renversement en regard de l’investissement entropique que suppose le graffiti. Mais le témoignage qui emprunte son style au reportage, s’il participe à la construction mythique d’un graffiteur, esquive néanmoins le travail de repérage et de préparation en préambule de chaque action, évacue tout simplement les temps faibles : « ces bons moments (toujours différents) qui restent, plus que les graffitis (toujours les mêmes) qui se répètent avec le temps » et dont les photographies ne sont que les reliques. Sorti des conventions de la peinture à l’aérosol, l’expérience devient plus importante que le résultat.
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Mathieu Tremblin se questionne sur ce rapport entre action et représentation, l’idée de faire pour la caméra, et évoque cette peur à l’arrivée de l’Internet pour les vieilles générations qui a changé la donne concernant une reconnaissance de la scène par un public plus large. « Autant il est légitime s’inquiéter de la surreprésentation de certains graffiteurs sur les blogs en regard de leur présence sur le terrain, autant ce qui est vraiment à craindre, ce n’est pas le phénomène de communication lui-même – l’ancienne mouture des fanzines et magazines destinés à un réseau d’initié avait aussi ses écueils, notamment en France où la scène graffiti française était complètement phagocytée par la scène graffiti parisienne, – c’est que l’omniprésence sur les blogs ne finisse vraiment par surpasser la présence réelle de graffiti dans la ville, à force de politique de pénalisation et de nettoyage accrue.
En outre, un élément à ne pas négliger avec l’arrivée du web, c’est que cet un espace de liberté permet de sortir de la logique de surenchère spectaculaire du “The Bigger The Better” et de donner une lisibilité à des démarches plus fines et moins répétitives, qui ne peuvent se résumer la photographie unique, cadrée serrée sur le mur graffé, faisant complètement fie du contexte. »
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« Les initiés ont coutume de dire que derrière chaque graffiti il y a une histoire. Vous commencez à vous intéresser au graffiti, à pratiquer. Vous rencontrez d’autres graffiteurs, et vous partagez histoires personnelles et légendes urbaines. » explique Tobias Lindblad ; « Chaque graffiteur fait son propre chemin dans la ville. Chercher leurs traces et les suivre vous donne des informations sur la manière dont la ville peut être abordée différemment ».
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David Renault et Mathieu Tremblin complètent ; ainsi même si un graffiteur arrête de peindre pour se consacrer à d’autres formes, il y aura toujours des choses qui dépasseront l’intention initiale. Il y a une petite histoire derrière chaque action urbaine, en dehors de son discours propre, et cela même si cette action est censée donner une visibilité au processus, justement. Donner à voir le processus créatif est un processus de travail en soi. Cela est lié au fait d’agir sur un territoire, le génie du lieu vous rend toujours la pareille. Une part de l’action et de l’expérience échappera toujours à la représentation.
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Akay illustre ce fait par une anecdote survenue lors du Fame Festival en Italie où il avait entrepris une série d’interventions en collaboration avec Brad Downey. « Dans les ruelles de Grottagli, nous avions repéré un passage étroit qui se prêtait bien à faire une installation. Les maisons adjacentes avaient toutes un balai posé à l’entrée, et nous avions envie de faire une sorte de barrière avec. Comme je ne suis pas très sociable, c’est Brad qui se charge d’aller demander à chacun des habitants du voisinage leur balai. En italien, balai se dit « scopa ». Brad commence à faire le tour et, plein d’entrain, arrive devant chaque porte, sonne et dit « scopa scopa » à son interlocuteur. Étrangement les voisins ne semblent pas très conciliants. Alors que Brad s’apprête à lâcher un nième « scopa scopa » à une femme enceinte, Angelo Milano l’organisateur du festival arrive paniqué et nous explique que « scopa » veut certes dire balai en italien, mais que «scopa scopa» veut dire quelque chose de totalement différent, comme «voulez-vous coucher avec moi» en argot. »
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Adams considère la documentation comme un moyen de montrer les enjeux cachés du travail. Mais l’autoproduction de la documentation rajoute le labeur de la fabrication de l’archive à celui de l’action elle-même. L’archive devient la raison d’être du projet, composante essentielle et chronophage. Pour « Kingsize » au début des années 2000, un projet collaboratif où il conviait des tagueurs à utiliser un marqueur géant de sa confection, Adams a du aller photographier lui-même au quatre coins du monde les participants en action, car sur la vingtaine de marqueurs envoyés aux participants, aucun d’entre eux n’avait vraiment de photographies à lui restituer.
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« C’est toute la difficulté à pouvoir trouver un équilibre entre l’urgence propre à l’activisme et le confort nécessaire à la production d’une archive » commentent David Renault et Mathieu Tremblin. D’où la nécessité du duo ; un qui agit, l’autre qui veille. « On ne peut pas être dans une posture de don de soi (agir dans la rue) et dans une posture de prédation (capturer ce qui arrive en vidéo ou en photographie) en même temps. Ce sont des rapports au monde contradictoires, même s’ils sont complémentaires ». Qui plus est, le geste de captation attirent l’attention des passants alors que l’on cherche généralement à l’endormir : « Qu’est-ce qu’il est en train de photographier ? ». Une action non documentée est plus facile à réaliser, mais le plaisir d’immersion disparaît (ou reste de l’ordre de l’intime). « Un tag à l’extincteur est presque autant plaisant à regarder faire qu’à réaliser » ajoute David.
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Mathias Wermke réalise avec Mischa Leinkauf des vidéos contemplatives avec une réelle économie de moyens. Durant quatre années, ils s’introduisent illégalement dans le métro berlinois et réalisent In Between, une déambulation en chariot dans les réseaux ferrés, filmant une scène en travelling, nuit après nuit, plan après plan, répétant et répétant encore les prises et les parcours pour multiplier les points de vue et donner l’impression d’une paradoxale d’une production filmique omnisciente et accentuer le sentiment de liberté et l’empathie qu’il provoque lors du visionnage de la vidéo. « Après avoir peint des trains pendant des années, l’étape suivante c’était de devenir le train moi-même. Parce qu’en Europe, les métros sont directement effacés, et que je ne voyais pas d’enjeux à reconduire un comportement par nostalgie, ou de déplacer d’un territoire à un autre une pratique comme si c’était une tradition ». Passer de la surface du train au train lui-même, s’inscrit néanmoins dans le même jeu de défi lancé à soi-même, de repousser ses propres limites autant que le graffiteur repousse les limites du support à investir. Filmer ou performer, il faut s’en donner les moyens quoi qu’il en coûte. « Il y a la dimension de spectacle comme dans le skateboard, une expérimentation de la ville au corps à corps qui prend sens lorsqu’on la filme et qu’on la donne à voir pour elle-même ». La vidéo offre un temps privilégié en dehors du quotidien pour apprécier l’action au-delà de la pression, de la tension ou de la défiance à l’autorité.
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Bricolage et appropriation

Le graffiti invite toujours à la recherche de solution. Bricoler une perche assez longue pour atteindre le haut du mur. Trouver une manière pour avoir de la peinture à l’œil en allant à la rencontre des entreprises de peinture en bâtiment et récupérer leur fonds de pots… Mais les choses vont parfois vers plus de subtilité ; par exemple revêtir une combinaison de travailleur de la voirie pour tromper le badaud et agir en toute impunité. Dans la poursuite de ce jeu de combines, David Renault et Mathieu Tremblin expliquent leur appropriation du blanc de Meudon pour le projet intitulé Blank Graffiti. Le blanc de Meudon, sorte de peinture à base de poudre de craie, sert généralement à badigeonner les vitrines lors des travaux de réfection. C’est la seule sorte de pigment dont l’usage n’est pas répréhensible par la loi, car il s’en va à l’eau sans détériorer le support sur le quel il est appliqué. Ainsi à l’instar des casseurs de pubs qui l’utilisent pour recouvrir des panneaux publicitaires, David et Mathieu proposent aux tagueurs d’utiliser le blanc de Meudon en substitut d’encre pour pouvoir pratiquer leur sport stylistique préféré sans être inquiétés.
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Akay repense à ses années où, pionnier à Stockholm, il découvrait le graffiti, les expérimentations pour améliorer les outils, bombes de peinture et marqueurs qu’il détournait, avant que la marchandisation ne fasse disparaître toute cette part de « cuisine maison » – de la recherche et du test des peintures au mélange des encres et produits chimiques. Il décrit sa fascination pour de jeunes writers qu’il a rencontré il y a quelques années alors qu’ils improvisaient une combinaison pour pouvoir aller dans le canal poser sous un pont. Il insiste sur le fait qu’ils ne prennent pas conscience que ce qu’il leur restera après des années, c’est un souvenir précis de ce bricolage et non des pièces qu’ils avaient posées. Akay conclue qu’il trouve désormais plus d’intérêt à chercher des solutions à l’économie de moyens qu’à arriver à ses fins, réaliser des tags ou des graffs.
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Projetant des images de ses cabanes les unes après les autres, Adams liste le matériel acheté pour l’ensemble de celles qu’il a construit : « Une boîte de clous. Tout le reste est « récupéré ». [...] Ce lavabo, c’est celui des toilettes d’une station de métro ».
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La part de l’invention de la matière première – invention comme on devient inventeur d’un trésor lorsqu’on le découvre – est soulevée par l’assistance. Pourquoi voler ? Par tradition ? Akay, comme la plupart des graffiteurs qui font des interventions dans la ville, trouve d’abord ou le spot ou le matériel, puis se demande ce qu’il pourrait faire de plus intéressant avec.
Mathieu Tremblin complète son idée : « Avec le graffiti, on désapprend la notion de propriété, puisque chaque auteur abandonne son œuvre derrière lui, l’offre à la ville et au passant, de sorte que sa conservation est tributaire des aléas ». Pratiquer la ville avec les moyens que la ville met à disposition, c’est aller au plus pragmatique. Il ne s’agit pas de voler par défiance mais parce que c’est plus simple de prendre le matériel à proximité du lieu de l’intervention, que de l’acheter et de le déplacer sur des kilomètres.
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Découvrir et montrer

Dans sa pratique personnelle, David Renault noue un rapport particulier, affectif aux zones en friche. « En 2001, j’ai passé plusieurs jours à peindre une salle dans une base militaire intégralement en blanc, pour lui donner des allures de tombeau mystique. C’était humide, sale, jonché de déchets, particulièrement glauque. Ça sentait la mort. Mais au bout de quelques jours, je suis devenu ami avec les grosses araignées noirs de jardins qui me repoussaient depuis toujours. Et je faisais attention de pas briser leur toile. » En définitive ce qui devient important après l’action elle-même, c’est de se figurer l’étrangeté de sa découverte pour un public non averti. « J’aime cette idée d’une conservation de l’œuvre par son abandon. La possibilité d’altérer la lecture de l’espace par le biais d’une simple couche de peinture. Pour une série de peinture murale nommée Horizon industriel, je simule les bandes de sécurités de couleurs que l’on trouve dans les usines à hauteur des yeux pour éviter que les ouvriers qui déplacent des charges en transpalette ne heurtent les parois. Ainsi lorsque je décline cette proposition dans un terrain vague, je soulève les ronces pour peindre derrière elles sans les salir. Puis je les remets en place afin de parfaire l’illusion. » L’action urbaine apparaît comme une possibilité de territorialiser des espaces de vie neutralisés par la destruction, greffer des petites fictions au tissu urbain par le biais d’un dialogue avec l’anarchitecture.
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Adams confie ses impressions en regard du périlleux déplacement des enjeux d’une œuvre dans l’espace urbain vers un espace d’exposition. Tout comme dans ses productions au dehors, il insiste sur l’importance de maîtriser le contexte, travailler avec des gens que l’on connaît bien et dans des lieux qui ont déjà une histoire lisible. Car la neutralité supposé du White Cube peut faire tomber l’œuvre dans le simulacre, et qu’il y a entre les deux espaces du dehors et du dedans sinon un paradoxe, un changement de paradigme symptomatique : d’un côté l’entropie et la dématérialisation, de l’autre la conservation et le fétichisme. « Qui voudrait acheter notre “installation”, une reproduction du plancher de notre cabane dans le métro, pour plusieurs milliers d’euros ? Certes elle offre une très bon ancrage à notre documentation vidéo pour se projeter dans notre cabane, prendre la mesure de son exigüité, mais il est question dans ce projet d’investir de l’énergie, et non de l’argent. Je suis un “rêveur éveillé” certes, mais je ne cherche pas à m’abstraire de la réalité du monde, j’ai les pieds sur terre. » En appendice, il pointe l’idée d’être spectateur par coïncidence dans la ville, et que le fait d’avoir, dans un espace consacré, des attentes, change la perception du travail et rompt avec le quotidien, là où l’œuvre en situation s’inscrit avec autrement d’intensité dans la vie de tous les jours.
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Tobias Lindblad conclue le cycle de conférences en déjouant deux lieux communs véhiculés sur la ville, le graffiti et l’art en général.
La question du gribouillage, selon laquelle les graffs sont beaux pour le néophyte parce qu’ils sont lisibles et les tags sont moches parce qu’ils ne le sont pas. À l’occasion d’ateliers, lorsque les participants lui disent à propos du tag qu’« un enfant de cinq ans peut faire la même chose », Tobias leur confie à chacun une marqueur et leur propose d’expérimenter une calligraphie de leur prénom et de la répéter jusqu’à la maîtriser… La confrontation à la pratique suffit à déjouer les préjugés.
Il glisse sur la question de la fonction discursive souvent éludée derrière la fonction décorative et met en balance un tableau figuratif d’une scène issue de la mythologie religieuse chrétienne et la Fontaine de Marcel Duchamp, un urinoir renversé signé « R. Mutt ». « Le graff, c’est ce tableau que les gens vont juger comme artistiquement équivoque, parce que techniquement “il est bien fait”. Il ressemble au réel mais il n’engendre souvent qu’une lecture au premier degré. Le tag, c’est l’urinoir de Duchamp. Un détournement qui nécessite de connaître les codes culturels et le contexte dont le Ready made se joue pour être saisi à sa juste valeur. [...] Les opinions sur la place du graffiti dans la ville devraient être plus nuancées que le modèle artificiellement antithétique que dessinent les municipalités, parfois avec la complicités des graffiteurs. On ne devrait pas pouvoir opposer les gentils graffs aux méchants tags, ou le gentil Street Art au méchant graffiti. Les villes doivent sortirent de cette perspective de tolérance zéro, car pour qu’une ville soit saine pour ses usagers, il doit y avoir une place pour le débat et le conflit dont la saleté et le vandalisme sont les expressions mises en espace. »

Plus d’informations sur Javier Abarca
www.javierabarca.es
www.urbanario.es

Séminaire « Le graffiti comme carte psychogéographique », Université internationale Menéndez Palayo, Santander (ES), 22-26/08/2011 – direction : Javier Abarca

14/08/2011
compte-rendu, [FR]