Mathieu Tremblin, Céline Ahond. Banderole debout « Révolution hors cadre ». 24 septembre 2016. Quai de la Seine, Paris (FR).
    Tasseaux, tissu,agrafes, colliers de serrage, potelets, peinture aérosol. L ≈ 400 cm x h ≈ 180 cm. T ≈ 15 min. (captation : Vincent Tanguy, production : Street Art Paris)
    Processus. Vidéo Full HD, couleur, son, 16:9. 2 min 32 s.

Banderole debout est une bannière avec slogan insérée dans des socles de signalisation temporaire. Ayant remarqué la présence récurrente de ces socles, abandonnés ou oubliés dans la ville suite à des travaux de la voirie, il m’est apparu que ceux-ci permettraient d’accueillir un autre type de dispositif en encastrant des tasseaux de bois de dimension 4 x 4 cm dans les trous dont la plupart d’entre eux disposent ; et ainsi de faire tenir une banderole debout, de manière autonome, en l’absence de manifestants.

    Mathieu Tremblin. Bannière autonome. 5 juillet 2016. Bürgerpark IHZ, Düsseldorf (DE).
    Tubes carrés en acier, bannière PVC, socles, colliers de serrage. L ≈ 408 cm x h ≈ 220 cm (chaque).
    Documentation. Image numérique. Support et dimensions variables. (production : 40° Festival)

    Mathieu Tremblin. Bannière autonome. 16 août 2016. Bürgerpark IHZ, Düsseldorf (DE).
    Tubes carrés en acier, bannière PVC, socles, colliers de serrage. L ≈ 408 cm x h ≈ 220 cm (chaque).
    Processus. Image numérique. Support et dimensions variables. (photographie : Joanna Szlauderbach, production : 40° Festival)

J’avais réalisé une première version dystopique de cette intervention – intitulée Bannière autonome – en juillet 2016 à Düsseldorf, où l’expression libre n’a pas le droit de cité – puisque l’espace public est entièrement géré sur le mode de la propriété privée. Il est admis que l’espace de la ville n’est pas appropriable par les citoyens et la tolérance zéro est systématiquement appliquée, à un tel point que la délation est devenu un réflexe en cas de constat d’un comportement irrégulier (je l’ai éprouvé par trois fois lors de mon séjour dans la ville). Toute forme d’initiative individuelle est immédiatement réprimée par la police et se solde potentiellement par une amende (a minima par un référé à la municipalité qui est en droit d’exiger une contrepartie financière pour toute violation de leur propriété ou leur régulation). Cette situation, que l’on retrouve notamment au Danemark, en Suède, en Norvège, en Angleterre ou aux États Unis entre autres, est en phase de devenir un standard de la ville globale et confine à la paranoïa et à l’autocensure, pour les citoyens désireux de pratiquer librement l’espace public.

La proposition Banderole debout répond à une volonté d’expérimenter des modes d’action pragmatique dans le contexte de l’état d’urgence qui rend difficile toute forme de prise de parole spontanée du fait d’une présence policière accrue. C’est une proposition opérationnelle pour rendre présente la parole sur la place publique en l’absence des corps, contraints par les agendas législatifs (comme la déclaration préalable de manifestation aux autorités compétentes) ; une tentative DIY qui puisse faire jurisprudence (je pense à l’usage du blanc de Meudon par les collectif antipub par exemple) en regard d’autres formes prohibées et pénalisées, comme le graffitage de slogans, qui est rendu possible de jour et de manière massive et exceptionnelle, uniquement par les effets de camouflage qu’autorise le cortège de la foule de manifestants (les récentes manifestations contre la Loi du travail en ont été une exemplification dans plusieurs villes de France). Ainsi Banderole debout s’inscrit dans la continuité des logiques de visibilité des luttes dans la ville, avec l’idée que l’on puisse camper et faire persister une position avec une banderole après le passage de la manifestation.
Avec cette proposition, il s’agit aussi de réfléchir l’implication citoyenne de l’artiste en regard de la quotidienneté de sa pratique artistique, en dehors des temps d’occupation de l’espace urbain dans le cadre de mouvements sociaux ; « travailler l’urgence dans la durée » (Gérard Paris-Clavel) pour s’extraire du caractère événementielle de l’insurrection et rendre la manifestation permanente.

Ayant été invité par Street Art Paris pour le salon Culture au quai, j’avais l’ambition de réaliser une série de banderoles pendant le week-end, en marge de l’événement, que je disposerais dans les quartiers environnants en utilisant ces socles. Arrivé sur le site et n’ayant pas procédé moi-même à l’achat du matériel, je constate que les tasseaux à disposition n’ont pas les bonnes dimensions (2 x 2 cm au lieu de 4 x 4 cm) et ne permettent pas l’installation des banderoles dans les socles de signalisation temporaire. Je décide donc d’opter pour des colliers de serrage afin de maintenir les banderoles à la verticale grâce aux nombreux potelets présents sur la voirie. Seulement, une fois la banderole déployée et graffitée du premier slogan, la police intervient pour me signaler une double réglementation, me demandant une autorisation délivrée par la municipalité afin de permettre cette installation temporaire ; l’une concerne la publicité sauvage, puisque cette banderole est attachée à des potelets, l’autre, l’utilisation d’un trépied sur la voie publique, avec l’aide duquel je documente l’action.
Suite à l’injonction policière, j’obtempère et m’exécute ; je retire la banderole sur laquelle j’avais inscrit le slogan « Révolution hors cadre » que m’avait confié Céline Ahond.

Ce premier slogan vient conclure le déroulement de l’action et opère rétroactivement un commentaire situationnel sur une possible mise en œuvre effective de la révolution ; il rend lisible une configuration qui a tout d’une figure impossible. Si faire la révolution dans le cadre c’est demander l’autorisation d’occuper la place publique, faire la révolution hors cadre, ce serait peut-être refuser de se plier au jeu de légitimation de la présence des corps des manifestants dans la ville imposé par le truchement législatif de l’appareil d’État. Mais ce refus de se conformer aux usages administratifs montre ses limites sur un autre plan que celui de l’expérience de la lutte organisée avec l’accord des autorités : il semble voué, non pas à l’épuisement, mais à l’échec du fait de la coercition immédiate qu’il entraine.

À propos de Banderole debout, Paris

05/10/2016
récit d'expérience, [FR]



Depuis tous temps, les murs ont été le support privilégié de projections gravées ou colorées de la part des hommes. Mais vers la fin des années soixante, des jeunes les ont investis ouvertement, en y affirmant une revendication qu’ils ne pouvaient ni savaient dire autrement. Martine Lani-Bayle se propose d’éclairer et d’analyser ce phénomène de société, en écoutant ces tagueurs dont l’expression dérange ou en tout cas interpelle. Un livre cadeau pour les adolescents et leurs parents, mais aussi pour tout lecteur – professeur, psychologue, travailleur social, magistrat – gravitant autour du monde adolescent.

p. 57

« Complexe de Poucet » donc (où le mot « complexe » n’est pas entendu seulement dans son sens œdeipien, mais aussi celui défini par Max Pages, d’intersection fructueuse des différences), qui pourrait aussi s »appeler « complexe bitume » : quand vous marchez sur un chemin ordinaire, non recouvert d’une épaisse croûte sociale macadamisée, il y a de grandes chances pour que de votre passage il reste naturellement des traces, sur le sol. Empreintes de vos pas , marque des poussières, et scories qui s’accrocheront à vos semelles et vous suivront – témoin malgré vous, silencieux mais efficaces, des lieux précédemment visités… : grâce à eux, tout détective des chemins de traverse campagnards, pourra reconstituer sans grades difficultés déductives votre parcours, à partir d’indices provisoires certes, mais parlants.

p. 58

[...] Il n’en est pas de même dans la cité. Le bitume en effet est avare de ce genre d’empreintes spontanées (sauf à se passer les pieds régulièrement dans la peinture fraîche), et de toute façon il est foulé et refoulé inlassablement par tellement de chaussures que les emelles s’usent sans qu’il n’y paraisse. C’est donc surtout en ville que l’on ressentira le besoin de marquer volontairement son passage. De la sorte le complexe bitume s’inscrit dans un contexte social.

Lani-Bayle, Martine. Du tag au graff’art. Les messages de l’expression murale graffitée. 1ère édition, Marseille, Édition Hommes et Perspectives S. A., coll. Psychologie et société, 1993, 119 pages.

01/02/2015
lecture, [FR]


[FR]

Notre proposition pour la galerie Eva Vautier s’intitule Univers parallèle. Il s’agit d’une peinture sur verre contextuelle qui reprend la technique de dessin à l’aérosol utilisée par les peintres sur les marchés pour représenter des paysages. La peinture est réalisée à l’intérieur de la vitrine de la galerie puis recouverte intégralement de peinture noire à l’issue de sa réalisation, de sorte à n’être lisible que depuis l’extérieur accentuant ainsi la dimension spatiale et mystique de cet univers graphique.

Univers parallèle est une proposition en écho aux problématiques du projet Market Zone : elle met en question ce que la mondialisation fait aux savoir-faire vernaculaires et comment le marché, en temps qu’espace, rend propice la conservation et la reconduction de pratiques à mi-chemin entre l’art appliqué, l’artisanat et la production industrielle et spectaculaire. 

    Veille urbaine « Space Art », Time Square, New York (USA), septembre 2013 (photographie : Mathieu Tremblin)

Le vernaculaire est à l’origine le fait d’une communauté, donc d’un territoire, on pourrait supposer que cet espace du marché est, en regard de la société de consommation et de la grande distribution (qui nivelle toutes les spécificités des territoires par le bas et les aliène à des impératifs de folklore touristique), un « territoire nomade » avec ses modalités — commerciales — d’existence propres presque inchangées depuis les années soixante.
Ces conditions auraient permis de faire perdurer, voire de conserver intact, un corpus de pratiques à mi-chemin entre l’art et l’artisanat, qui, sans elles, auraient probablement disparu : ce que l’on désigne à l’origine comme de l’art de rue (street art en anglais), ceux que l’on désigne comme performeurs de rue (street performers en anglais) ; des peintres de paysages à l’aérosol, des statues qui s’animent pour quelques pièces, des caricaturistes, portraitistes et silhouetteurs qui croquent dans l’urgence, étendus aux dessinateurs de fresques à la craie sur le macadam, aux magiciens de poche, et autres démonstrateurs de marionnettes pour n’en citer que quelques uns. Ceux-ci ont en commun, sinon un rapport de recyclage de formes empruntées à divers champ disciplinaires — principalement à l’histoire de la peinture et du théâtre —, des impératifs de création unilatéralement tournés vers la subsistance, donc vers la rentabilité. Et cette condition d’existence liée à une marchandisation immédiate confère à ces pratiques un caractère de formes brèves et spectaculaires, dans la mesure où elles théâtralisent un savoir-faire pour attirer le chaland. Elles tiennent de fait de la démonstration ou de la performance, parce qu’elles doivent être ambulantes et reconductibles facilement, avec une économie de moyens tributaire des conditions de production restreintes qu’auront à disposition leurs exécutants, et d’attention limitée qu’auront les passants à leur consacrer. Ces pratiques ambulantes sont globalisées au sens où elles s’épanouissent et se reconduisent partout dans le monde. 

    Veille urbaine « Space Art », Knez Mihaila, Belgrade (RS), janvier 2014 (photographie : David Renault, Mathieu Tremblin)

Nous avons réalisé quelques images de ces spray can artists (comme ils sont désignés depuis les années soixante dix) qui manient la bombe de peinture aérosol avec plus que dextérité, astuces, sur des marchés. Nous en avons retrouvé autant à Saint-Malo qu’à Belgrade ou à New York. Leur style pictural, s’il est en parti contraint par les propriétés techniques de l’aérosol — séchage rapide, recouvrement immédiat, texture et plastique de la peinture à solvant qui permet de rejouer à une échelle moindre des effets de matières utilisés par les peintres de fresques et de trompe-l’œil, gamme de couleurs industrielle puisque les outils dessin sont détournés de leur usage premier –, induit aussi un univers connoté, technologique et futuriste mais qui reste de l’ordre de l’exercice de style autour d’un sujet archétypal de la peinture classique, le paysage.

Ainsi avec Univers parallèle, nous tentons d’affranchir ce style pictural du formatage créatif auquel il est soumis par des impératifs marchands. Notre geste déplace cet univers graphique de l’horizontal vers le vertical, de l’objet à accrocher chez soi vers la vitrine avec pignon sur rue, de l’échelle du « format à emporter » vers l’échelle humaine de l’installation. Il lui restitue une « gratuité » autant qu’une complexité en affirmant le rapport de transparence-opacité et d’endroit-envers comme la frontière hypothétiquement indépassable ou l’hypothèse d’une impossible réconciliation entre deux univers parallèles — supposément antagonistes —, la rue et la galerie, et qui génèrent chacun leur modalités propres de création et de réception de l’art. Par extension, Univers parallèle pointe aussi l’écart entre deux conceptions de la peinture — du dimanche contre de salon, populaire contre élitaire — où se noue historiquement la différence entre la fonction décorative et la fonction esthétique. D’un côté de la paroi en verre, des formes abstraites, muettes parce que convoquant le dépassement du sujet et l’autonomisation du geste pictural dans l’histoire de l’art ; de l’autre, des formes figuratives, décoratives et vernaculaires accusant une certaine complaisance vulgaire (au sens de vulgus, du commun) pour la technique, apanage de l’art des amateurs.

Mathieu Tremblin, Arles, juillet 2014

Ce texte a été écrit et diffusé dans le cadre de l’exposition Les Frères Ripoulain, « Univers parallèle », galerie Eva Vautier, Nice (FR), 2014 en résonance à Market Zone, une manifestation organisée par DEL’ART et Art.ur.

Les Frères Ripoulain, « Univers parallèle », galerie Eva Vautier, Nice (FR), 2014

06/10/2014
essai, [FR]


[FR]

Du 22 au 26 août dernier s’est déroulé à l’université internationale Menéndez Palayo, située dans le Palais de la Magdalena à Santander (Espagne), un séminaire intitulé « Le graffiti comme carte psychogéopgraphique ».
Dirigé par Javier Abarca, auteur du blog Urbanario, historien et enseignant des pratiques artistiques urbaines[1], ce séminaire regroupait des intervenants européens dont le champ de pratique oscille entre graffiti et art contemporain. Chaque journée se répartissait en deux temps. Une matinée de conférences et d’échanges, une après-midi de workshop entre séminaristes à la découverte de la ville, avec l’idée d’aller sur le terrain observer et vérifier les divers aspects du graffiti évoqués par les conférenciers. Parmi les séminaristes, des étudiants ou professeurs en école d’art, des architectes, des avocats, des sociologues, des travailleurs sociaux, des responsables d’association ; au total une vingtaine de personnalités qui composaient un ensemble de curieux et d’amateurs de cultures urbaines désireux d’en savoir plus sur ce qui se cache derrière la simple inscription cryptique du blaze. Parmi les intervenants, l’allemand performeur Matthias Wermke, du duo Matthias Wermke et Mischa Leinkauf, les suédois Akay et Adams, ainsi que l’éditeur Tobias Barenthin Lindblad de Dokument Press[2], enfin, les français de Rennes David Renault et Mathieu Tremblin, qui forment le duo les Frères Ripoulain ; soit un corpus d’acteurs singuliers avec un bon background graffiti et des démarches artistiques inscrites dans la continuité de leur expérience de graffiteurs, et qui partagent une exigence commune tant sur la question de l’activisme que de la documentation : rester ancré dans le réel.

Voici quelques notes issues des temps d’échanges lors des conférences, des marches ou des repas recueillis par Mathieu Tremblin lors de ces cinqs jours de séminaire.

    [1] Fait suffisamment rare pour être signalé, Javier Abarca mène deux fois par an un cours à l’université d’arts de Madrid Ces Felipe II qui articule cours théoriques et pratique de terrain, et mêle histoire de l’art, du graffiti, et de l’architecture.

    [2] Dokument Press a publié récemment Like Lipstick Traces, extension de l’essai Lipstick Traces de l’écrivain américain Greil Marcus et projet collaboratif dirigé par les français Jérémy Égry et Aurélien Arbet qui invitait dix graffiteurs du monde entier à documenter leur quotidien avec un appareil photo instantané Polaroid©.

Jeu contre aliénation

Javier Abarca introduit le séminaire en développant le rapprochement incongru qu’il opère entre les théories Situationnistes, la critique de la Société du Spectacle et la psychogéographie d’une part et l’expérience graffitique, de l’action à la documentation d’autre part.
Ce rapprochement entre une théorie radicale d’un groupe de penseurs et d’artistes des années soixante et une pratique graphique marginale d’enfants et d’adolescents, premiers graffiteurs de New York, serait probablement reçue comme un crime de lèse-majesté en France.
Et pourtant, à commencer par la critique de la société de consommation, où plus précisément du Spectacle pour reprendre la terminologie de Guy Debord, il y a des accointances dans cette volonté d’initier des comportements subversifs ou insurrectionnels dans la ville et de répondre à l’aliénation par le jeu.
« Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » Le Spectacle est comme un filtre. Dans une société médiatique, la dimension aliénante du système s’incarne dans le fait que chaque expérience, aussi intime soit-elle, souffre d’un détachement, de sorte que l’homme ne pense plus son rapport au monde à partir de son vécu propre mais à partir des codes et des conventions que le capitalisme et le pouvoir étatique lui imposent.
Javier étaye par quelques exemples. La gentrification, ce phénomène urbanistique d’embourgeoisement qui muséifie les quartiers populaires, c’est le Spectacle appliqué à la ville. La démonstration de graff sur une cimaise dans un festival, c’est le Spectacle appliqué au graffiti ; l’acte graffitique soustrait à l’expérience urbaine, en somme une nature morte de graffiti. Tout ce qui fait la singularité de la démarche est réduit à un exercice de style graphique, où c’est la discipline, au sens militaire du terme, qui prime.
La théorie de la dérive et le concept de psychogéographie ensuite, se posent pour le marcheur comme « l’affirmation d’un comportement ludique-constructif », et s’opposent en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade. « La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. » Le graffiti semble être une mise en œuvre spontanée, simple et ludique des principes qu’elles énoncent : jeu, dérive, détournement. Mais là où la dimension politique des Situationnistes est équivoque et programmatique, dans le graffiti elle surgit au corps défendant de celui qui s’y adonne, et l’expérience graffitique modifie en profondeur le système de valeurs du graffiteur qu’il le veuille ou non.
[...]
Pour Javier Abarca, le graffiti est action et représentation et en ce sens il est une grille de lecture idéale pour analyser la ville vécue, du fait des mélanges culturels et disciplinaires dont il est le fort. En tant que motif pour parcourir l’espace urbain (trouver le spot), il initie une expérience inédite de la ville. En tant que motif visuel (photographier sa pièce), il construit un regard transgressif sur l’espace urbain. Le graffiti bouleverse la lecture convenue de la ville normée conçue par les urbanistes, une ville idéalement mue par le fonctionnalisme et qui rejette toute forme de vacance. Dans cet imaginaire strié, dont le Paris Haussmannien est le meilleur exemple, il n’y pas de place pour l’usager. Certes, « il y a une terrasse, mais il n’y a pas d’ombre ». Ainsi le graffiti est une réponse de l’usager, parmi d’autres formes de désaménagements et d’activismes, certaines communautaires d’autres politiques, pour se réapproprier la ville.
[...]
Mathieu Tremblin propose avec le projet Hypertag une approche du graffiti comme filigrane de la « vraie » ville. Celui qui est capable de décrypter les calligraphies des tags a la possibilité de pister chaque graffiteur et de découvrir ainsi autant de parcours intimes et digressifs qui se jouent des réseaux de circulation pensés par les aménageurs. A l’échelle des murs « ce n’est pas le territoire qui appartient au graffiteur, mais ses graffitis qui appartiennent au territoire ». Regardant une photographie de ville graffitée, sans légende, l’aficionados est susceptible d’identifier précisément la date et le lieu de la prise de vue à partir des informations graphologiques, pseudonymes, emplacements, outils voir styles, que réservent les tags.
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Territoire et aventure

Javier Abarca présente le concept de Tiers-Paysage du philosophe Gilles Clement pour parler du terrain vague, de la friche et des autres délaissés urbains comme des espaces ressources pour l’imaginaire. « Le terme de Tiers-Paysage ne se réfère pas au Tiers-Monde mais au Tiers-Etat. Il renvoie au mot de l’Abbé Siéyès : «Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? Tout. Quel rôle a-t’il joué jusqu’à présent ? Aucun. Qu’aspire-t-il à devenir ? Quelque chose». » En somme ce Tiers-Paysage est le lieu privilégié de la nature urbaine, un envers urbanistique susceptible d’amener les architectes et aménageurs à penser une ville du lâcher-prise, du potentiel plutôt que du tout fonctionnel, qui prenne en considération la pratique du territoire par les usagers comme mode de développement.
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Tobias Lindblad cartographie la ville où il a grandi, cernant ses terrains de jeux, ses zones d’activités et de loisirs, ses parcours d’enfant ou d’adolescent. Des parcours qui déterminèrent son introduction à la scène graffiti et son désir d’en faire partie d’une manière ou d’une autre, à une époque où Stockholm n’était pas aseptisé – la municipalité poursuivant depuis plusieurs années l’objectif d’être la ville la plus propre au monde. En vingt ans, il a réalisé avec l’équipe éditoriale de Dokument Press et du célèbre magazine graffiti UP, un archivage de graffitis et de démarches singulières des graffiteurs de Stockolm, de Suède et d’ailleurs, donnant une part belle à la photographie et au texte et se refusant à l’accumulation mutique de vignettes symptomatiques des fanzines et magazines des années 90. Il insiste : « Cent mots racontent plus qu’une image », ce n’est pas parce que le graffiti est une pratique de l’écriture que son histoire peut être conservée uniquement avec des images. Il est essentiel de livrer le contexte de production et de réception des pièces, pour restituer le côté aventureux de l’action qui donne au graffiti toute sa saveur.
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Adams explique comment il en est venu à construire avec Itso des cabanes dissimulées dans la ville ; comment ils allaient au début guetter les trains sur le bord de la voie ; comment, pour être plus réactifs, ils se sont construits un abri au milieu d’un no man’s land pour parer au climat rigoureux ; comment ils ont fini par passer plus de temps à améliorer l’abri qu’à aller peindre des trains ; comment, enfin, cette cabane a fini par avoir sa vie propre, quand ils n’étaient pas là et pourquoi ils ont eu envie d’en construire d’autres ailleurs.
Il évoque le jeu du chat et de la souris avec la brigade privée de lutte anti-graffiti, qui l’amène à redoubler d’ingéniosité pour échapper à sa surveillance zélée et rendre ses cachettes inaccessibles. Mais aussi, le temps investi, parfois plusieurs années, pour garantir un espace de repli et, à l’instar d’un ermite, pouvoir s’extraire du quotidien s’offrir un temps pour « réaliser la séparation hypothétique du Spectacle et de la «vraie vie ».
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Processus et document

Akay parle de la documentation, et qu’à un moment « si on souhaite vraiment donner à voir le processus, il faut faire les choses pour la caméra ». Cela induit un sérieux renversement en regard de l’investissement entropique que suppose le graffiti. Mais le témoignage qui emprunte son style au reportage, s’il participe à la construction mythique d’un graffiteur, esquive néanmoins le travail de repérage et de préparation en préambule de chaque action, évacue tout simplement les temps faibles : « ces bons moments (toujours différents) qui restent, plus que les graffitis (toujours les mêmes) qui se répètent avec le temps » et dont les photographies ne sont que les reliques. Sorti des conventions de la peinture à l’aérosol, l’expérience devient plus importante que le résultat.
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Mathieu Tremblin se questionne sur ce rapport entre action et représentation, l’idée de faire pour la caméra, et évoque cette peur à l’arrivée de l’Internet pour les vieilles générations qui a changé la donne concernant une reconnaissance de la scène par un public plus large. « Autant il est légitime s’inquiéter de la surreprésentation de certains graffiteurs sur les blogs en regard de leur présence sur le terrain, autant ce qui est vraiment à craindre, ce n’est pas le phénomène de communication lui-même – l’ancienne mouture des fanzines et magazines destinés à un réseau d’initié avait aussi ses écueils, notamment en France où la scène graffiti française était complètement phagocytée par la scène graffiti parisienne, – c’est que l’omniprésence sur les blogs ne finisse vraiment par surpasser la présence réelle de graffiti dans la ville, à force de politique de pénalisation et de nettoyage accrue.
En outre, un élément à ne pas négliger avec l’arrivée du web, c’est que cet un espace de liberté permet de sortir de la logique de surenchère spectaculaire du “The Bigger The Better” et de donner une lisibilité à des démarches plus fines et moins répétitives, qui ne peuvent se résumer la photographie unique, cadrée serrée sur le mur graffé, faisant complètement fie du contexte. »
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« Les initiés ont coutume de dire que derrière chaque graffiti il y a une histoire. Vous commencez à vous intéresser au graffiti, à pratiquer. Vous rencontrez d’autres graffiteurs, et vous partagez histoires personnelles et légendes urbaines. » explique Tobias Lindblad ; « Chaque graffiteur fait son propre chemin dans la ville. Chercher leurs traces et les suivre vous donne des informations sur la manière dont la ville peut être abordée différemment ».
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David Renault et Mathieu Tremblin complètent ; ainsi même si un graffiteur arrête de peindre pour se consacrer à d’autres formes, il y aura toujours des choses qui dépasseront l’intention initiale. Il y a une petite histoire derrière chaque action urbaine, en dehors de son discours propre, et cela même si cette action est censée donner une visibilité au processus, justement. Donner à voir le processus créatif est un processus de travail en soi. Cela est lié au fait d’agir sur un territoire, le génie du lieu vous rend toujours la pareille. Une part de l’action et de l’expérience échappera toujours à la représentation.
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Akay illustre ce fait par une anecdote survenue lors du Fame Festival en Italie où il avait entrepris une série d’interventions en collaboration avec Brad Downey. « Dans les ruelles de Grottagli, nous avions repéré un passage étroit qui se prêtait bien à faire une installation. Les maisons adjacentes avaient toutes un balai posé à l’entrée, et nous avions envie de faire une sorte de barrière avec. Comme je ne suis pas très sociable, c’est Brad qui se charge d’aller demander à chacun des habitants du voisinage leur balai. En italien, balai se dit « scopa ». Brad commence à faire le tour et, plein d’entrain, arrive devant chaque porte, sonne et dit « scopa scopa » à son interlocuteur. Étrangement les voisins ne semblent pas très conciliants. Alors que Brad s’apprête à lâcher un nième « scopa scopa » à une femme enceinte, Angelo Milano l’organisateur du festival arrive paniqué et nous explique que « scopa » veut certes dire balai en italien, mais que «scopa scopa» veut dire quelque chose de totalement différent, comme «voulez-vous coucher avec moi» en argot. »
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Adams considère la documentation comme un moyen de montrer les enjeux cachés du travail. Mais l’autoproduction de la documentation rajoute le labeur de la fabrication de l’archive à celui de l’action elle-même. L’archive devient la raison d’être du projet, composante essentielle et chronophage. Pour « Kingsize » au début des années 2000, un projet collaboratif où il conviait des tagueurs à utiliser un marqueur géant de sa confection, Adams a du aller photographier lui-même au quatre coins du monde les participants en action, car sur la vingtaine de marqueurs envoyés aux participants, aucun d’entre eux n’avait vraiment de photographies à lui restituer.
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« C’est toute la difficulté à pouvoir trouver un équilibre entre l’urgence propre à l’activisme et le confort nécessaire à la production d’une archive » commentent David Renault et Mathieu Tremblin. D’où la nécessité du duo ; un qui agit, l’autre qui veille. « On ne peut pas être dans une posture de don de soi (agir dans la rue) et dans une posture de prédation (capturer ce qui arrive en vidéo ou en photographie) en même temps. Ce sont des rapports au monde contradictoires, même s’ils sont complémentaires ». Qui plus est, le geste de captation attirent l’attention des passants alors que l’on cherche généralement à l’endormir : « Qu’est-ce qu’il est en train de photographier ? ». Une action non documentée est plus facile à réaliser, mais le plaisir d’immersion disparaît (ou reste de l’ordre de l’intime). « Un tag à l’extincteur est presque autant plaisant à regarder faire qu’à réaliser » ajoute David.
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Mathias Wermke réalise avec Mischa Leinkauf des vidéos contemplatives avec une réelle économie de moyens. Durant quatre années, ils s’introduisent illégalement dans le métro berlinois et réalisent In Between, une déambulation en chariot dans les réseaux ferrés, filmant une scène en travelling, nuit après nuit, plan après plan, répétant et répétant encore les prises et les parcours pour multiplier les points de vue et donner l’impression d’une paradoxale d’une production filmique omnisciente et accentuer le sentiment de liberté et l’empathie qu’il provoque lors du visionnage de la vidéo. « Après avoir peint des trains pendant des années, l’étape suivante c’était de devenir le train moi-même. Parce qu’en Europe, les métros sont directement effacés, et que je ne voyais pas d’enjeux à reconduire un comportement par nostalgie, ou de déplacer d’un territoire à un autre une pratique comme si c’était une tradition ». Passer de la surface du train au train lui-même, s’inscrit néanmoins dans le même jeu de défi lancé à soi-même, de repousser ses propres limites autant que le graffiteur repousse les limites du support à investir. Filmer ou performer, il faut s’en donner les moyens quoi qu’il en coûte. « Il y a la dimension de spectacle comme dans le skateboard, une expérimentation de la ville au corps à corps qui prend sens lorsqu’on la filme et qu’on la donne à voir pour elle-même ». La vidéo offre un temps privilégié en dehors du quotidien pour apprécier l’action au-delà de la pression, de la tension ou de la défiance à l’autorité.
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Bricolage et appropriation

Le graffiti invite toujours à la recherche de solution. Bricoler une perche assez longue pour atteindre le haut du mur. Trouver une manière pour avoir de la peinture à l’œil en allant à la rencontre des entreprises de peinture en bâtiment et récupérer leur fonds de pots… Mais les choses vont parfois vers plus de subtilité ; par exemple revêtir une combinaison de travailleur de la voirie pour tromper le badaud et agir en toute impunité. Dans la poursuite de ce jeu de combines, David Renault et Mathieu Tremblin expliquent leur appropriation du blanc de Meudon pour le projet intitulé Blank Graffiti. Le blanc de Meudon, sorte de peinture à base de poudre de craie, sert généralement à badigeonner les vitrines lors des travaux de réfection. C’est la seule sorte de pigment dont l’usage n’est pas répréhensible par la loi, car il s’en va à l’eau sans détériorer le support sur le quel il est appliqué. Ainsi à l’instar des casseurs de pubs qui l’utilisent pour recouvrir des panneaux publicitaires, David et Mathieu proposent aux tagueurs d’utiliser le blanc de Meudon en substitut d’encre pour pouvoir pratiquer leur sport stylistique préféré sans être inquiétés.
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Akay repense à ses années où, pionnier à Stockholm, il découvrait le graffiti, les expérimentations pour améliorer les outils, bombes de peinture et marqueurs qu’il détournait, avant que la marchandisation ne fasse disparaître toute cette part de « cuisine maison » – de la recherche et du test des peintures au mélange des encres et produits chimiques. Il décrit sa fascination pour de jeunes writers qu’il a rencontré il y a quelques années alors qu’ils improvisaient une combinaison pour pouvoir aller dans le canal poser sous un pont. Il insiste sur le fait qu’ils ne prennent pas conscience que ce qu’il leur restera après des années, c’est un souvenir précis de ce bricolage et non des pièces qu’ils avaient posées. Akay conclue qu’il trouve désormais plus d’intérêt à chercher des solutions à l’économie de moyens qu’à arriver à ses fins, réaliser des tags ou des graffs.
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Projetant des images de ses cabanes les unes après les autres, Adams liste le matériel acheté pour l’ensemble de celles qu’il a construit : « Une boîte de clous. Tout le reste est « récupéré ». [...] Ce lavabo, c’est celui des toilettes d’une station de métro ».
[...]
La part de l’invention de la matière première – invention comme on devient inventeur d’un trésor lorsqu’on le découvre – est soulevée par l’assistance. Pourquoi voler ? Par tradition ? Akay, comme la plupart des graffiteurs qui font des interventions dans la ville, trouve d’abord ou le spot ou le matériel, puis se demande ce qu’il pourrait faire de plus intéressant avec.
Mathieu Tremblin complète son idée : « Avec le graffiti, on désapprend la notion de propriété, puisque chaque auteur abandonne son œuvre derrière lui, l’offre à la ville et au passant, de sorte que sa conservation est tributaire des aléas ». Pratiquer la ville avec les moyens que la ville met à disposition, c’est aller au plus pragmatique. Il ne s’agit pas de voler par défiance mais parce que c’est plus simple de prendre le matériel à proximité du lieu de l’intervention, que de l’acheter et de le déplacer sur des kilomètres.
[...]

Découvrir et montrer

Dans sa pratique personnelle, David Renault noue un rapport particulier, affectif aux zones en friche. « En 2001, j’ai passé plusieurs jours à peindre une salle dans une base militaire intégralement en blanc, pour lui donner des allures de tombeau mystique. C’était humide, sale, jonché de déchets, particulièrement glauque. Ça sentait la mort. Mais au bout de quelques jours, je suis devenu ami avec les grosses araignées noirs de jardins qui me repoussaient depuis toujours. Et je faisais attention de pas briser leur toile. » En définitive ce qui devient important après l’action elle-même, c’est de se figurer l’étrangeté de sa découverte pour un public non averti. « J’aime cette idée d’une conservation de l’œuvre par son abandon. La possibilité d’altérer la lecture de l’espace par le biais d’une simple couche de peinture. Pour une série de peinture murale nommée Horizon industriel, je simule les bandes de sécurités de couleurs que l’on trouve dans les usines à hauteur des yeux pour éviter que les ouvriers qui déplacent des charges en transpalette ne heurtent les parois. Ainsi lorsque je décline cette proposition dans un terrain vague, je soulève les ronces pour peindre derrière elles sans les salir. Puis je les remets en place afin de parfaire l’illusion. » L’action urbaine apparaît comme une possibilité de territorialiser des espaces de vie neutralisés par la destruction, greffer des petites fictions au tissu urbain par le biais d’un dialogue avec l’anarchitecture.
[...]
Adams confie ses impressions en regard du périlleux déplacement des enjeux d’une œuvre dans l’espace urbain vers un espace d’exposition. Tout comme dans ses productions au dehors, il insiste sur l’importance de maîtriser le contexte, travailler avec des gens que l’on connaît bien et dans des lieux qui ont déjà une histoire lisible. Car la neutralité supposé du White Cube peut faire tomber l’œuvre dans le simulacre, et qu’il y a entre les deux espaces du dehors et du dedans sinon un paradoxe, un changement de paradigme symptomatique : d’un côté l’entropie et la dématérialisation, de l’autre la conservation et le fétichisme. « Qui voudrait acheter notre “installation”, une reproduction du plancher de notre cabane dans le métro, pour plusieurs milliers d’euros ? Certes elle offre une très bon ancrage à notre documentation vidéo pour se projeter dans notre cabane, prendre la mesure de son exigüité, mais il est question dans ce projet d’investir de l’énergie, et non de l’argent. Je suis un “rêveur éveillé” certes, mais je ne cherche pas à m’abstraire de la réalité du monde, j’ai les pieds sur terre. » En appendice, il pointe l’idée d’être spectateur par coïncidence dans la ville, et que le fait d’avoir, dans un espace consacré, des attentes, change la perception du travail et rompt avec le quotidien, là où l’œuvre en situation s’inscrit avec autrement d’intensité dans la vie de tous les jours.
[...]
Tobias Lindblad conclue le cycle de conférences en déjouant deux lieux communs véhiculés sur la ville, le graffiti et l’art en général.
La question du gribouillage, selon laquelle les graffs sont beaux pour le néophyte parce qu’ils sont lisibles et les tags sont moches parce qu’ils ne le sont pas. À l’occasion d’ateliers, lorsque les participants lui disent à propos du tag qu’« un enfant de cinq ans peut faire la même chose », Tobias leur confie à chacun une marqueur et leur propose d’expérimenter une calligraphie de leur prénom et de la répéter jusqu’à la maîtriser… La confrontation à la pratique suffit à déjouer les préjugés.
Il glisse sur la question de la fonction discursive souvent éludée derrière la fonction décorative et met en balance un tableau figuratif d’une scène issue de la mythologie religieuse chrétienne et la Fontaine de Marcel Duchamp, un urinoir renversé signé « R. Mutt ». « Le graff, c’est ce tableau que les gens vont juger comme artistiquement équivoque, parce que techniquement “il est bien fait”. Il ressemble au réel mais il n’engendre souvent qu’une lecture au premier degré. Le tag, c’est l’urinoir de Duchamp. Un détournement qui nécessite de connaître les codes culturels et le contexte dont le Ready made se joue pour être saisi à sa juste valeur. [...] Les opinions sur la place du graffiti dans la ville devraient être plus nuancées que le modèle artificiellement antithétique que dessinent les municipalités, parfois avec la complicités des graffiteurs. On ne devrait pas pouvoir opposer les gentils graffs aux méchants tags, ou le gentil Street Art au méchant graffiti. Les villes doivent sortirent de cette perspective de tolérance zéro, car pour qu’une ville soit saine pour ses usagers, il doit y avoir une place pour le débat et le conflit dont la saleté et le vandalisme sont les expressions mises en espace. »

Plus d’informations sur Javier Abarca
www.javierabarca.es
www.urbanario.es

Séminaire « Le graffiti comme carte psychogéographique », Université internationale Menéndez Palayo, Santander (ES), 22-26/08/2011 – direction : Javier Abarca

14/08/2011
compte-rendu, [FR]


[FR]

Jérôme Dupeyrat, Cécile Poblon, Mathieu Tremblin, “Conversation autour de Place Publique”, in « Place publique », Semaine, n° 271, Analogues, Arles, 2011

De mars à novembre 2010, Mathieu Tremblin a activé signes, actions et projets personnels dans l’espace urbain, dans une géographie définie par la zone d’implantation du BBB centre d’art et du centre d’animation des Chamois, initiant également des formes de collaborations actives avec les habitants du quartier des Trois Cocus/les Izards à Toulouse. Des fins possibles au projet de résidence Place publique (œuvre ? restitution de l’expérience de travail ?) : oct. 2010, visite guidée déplacée ; déc. 2010 pot de clôture ; fév. 2011, bilan financeurs, Tag Clouds finalisé, banderoles Esprit sportif à disposition, pot Mathieu ; avr., nov. 2010, avr. 2011, protocoles Paper Tigers activés, BBB, extérieur ; mai 2011, Semaine, Paper Tigers édités. Cécile Poblon

Place publique

[…] Mathieu Tremblin : Au début de la résidence, je réfléchissais à la devise de l’architecte Vitruve « Firmitas, utilitas, venustas » (solidité, utilité, beauté), assez ironique en l’occurrence vis-à-vis des quartiers résidentiels dans lesquels je suis intervenu. Cette triade évoque aussi les devises républicaines gravées sur les bâtiments institutionnels. De là est venu le souhait d’un déplacement et l’envie de composer une devise correspondant à ma pratique personnelle. J’ai donc apposé « Précarité, gratuité, altérité » en vis-à-vis du centre d’animation des Chamois sous la forme d’une affiche sur un panneau d’expression libre. Cet outil correspondait à la nécessité de se situer à une échelle qui n’est plus celle de l’usager de l’institution artistique, mais de l’espace public. […] Malheureusement, notre conception de l’espace public est celle d’un espace par défaut : est public un espace qui n’est pas privé. Par le truchement de la création, l’enjeu est de conduire à analyser les espaces de la ville, à en comprendre les jeux de pouvoir, à s’en saisir pour les repenser et sortir des oppositions caricaturales public/privé, beau/laid, autorisé/interdit, propre/sale, etc.

[…] Jérôme Dupeyrat : Tu utilises des formes de communication qui existent déjà dans l’espace urbain. Cela ne déçoit-il pas fréquemment certaines attentes liées à la notion d’œuvre d’art ?

MT : Étrangement, quand on produit dans l’espace public, les gens que l’on rencontre ou qui produisent avec nous ne se posent pas la question de l’art, mais nous voient comme des travailleurs accomplissant une tâche (j’interviens d’ailleurs en bleu de travail). Ensuite, faire accepter une forme en tant qu’art quand elle est là, active, est possible sans un dispositif de validation institutionnel qui prenne le dessus. La résidence dans l’espace public offre cette possibilité d’altérer le schéma mental auquel l’art est souvent confiné : la possibilité de ne plus voir l’artiste comme producteur de beaux objets ayant une valeur marchande, mais de considérer l’art davantage comme une action en interaction avec un territoire, des aspirations, une utopie…

Cécile Poblon : On a joué de cela. Certains projets ont eu des déclinaisons dans l’espace connoté de l’exposition. Même si les visiteurs du BBB n’ont pas forcément Mathieu Tremblin, vue sur ce qui se passe dans l’espace public et vice versa, il était possible par exemple de voir un Tag Clouds [1] dans le quartier et dans le centre d’art ; si ça ne dit pas la même chose, ce ne sont pas des propositions déconnectées non plus.

Interactions

[…] MT : Je voulais que la rencontre advienne sur le terrain, en laissant à l’autre la possibilité de se questionner sur la légitimité de mon faire : est-ce que moi aussi je peux le faire ? S’il peut le faire, est-ce que je peux le détruire ? La résidence se joue là, l’autre apparaissant déjà dans ce geste de conservation ou de destruction, dans ce rapport à la mémoire, à l’appropriation. […] L’oeuvre continue d’interroger quand une personne se rend compte qu’elle a disparu. C’est une pédagogie expérimentale de l’espace urbain. […] Concernant la collaboration directe avec les habitants, le critère essentiel est qu’il y ait un véritable désir de leur part ; ne pas être dans une forme de vassalité avec des schémas de dépendance liés à une commande. Je suis là pour monter un projet à finalité artistique, la question consiste à savoir ce qu’un autre pourra apporter pour le partager sur la place publique. Et pour offrir la possibilité à une personne de s’investir, il faut aussi s’accorder clairement sur ses responsabilités. Je suis un passeur, et si quelqu’un veut manifester haine ou rancoeur, je suis certainement disposé à l’écouter, mais ses propos ne nécessitent pas mon intervention pour être rendus publics. […] Les slogans de la série Récraieation inscrits sur la façade de la bibliothèque sont signés des initiales des participants. Ils sont dans le même temps identifiés comme des paroles individuelles et comme des citations avec tout le prestige que ce jeu de la référence peut amener. […] Les oeuvres finalisées ne sont pas des gestes anodins, mais le résultat d’une chaîne d’actions impliquant de nombreuses personnes (partenaires, habitants). C’est pour cela que j’ai immortalisé toutes ces démarches, lieux, rencontres, personnes, à l’aide de photographies Polaroïd©. […]

La simplicité

[…] MT : Mes formes sont simples pour que d’autres puissent y apposer leur parole et se les approprier. Elles jouent pour cela avec des codes plastiques vernaculaires : bricolage, graffiti, plaque commémorative, banderole… Des formes qui permettent de se donner du temps lors de la conception, mais produites rapidement : afin que l’énergie de la collaboration ne s’épuise pas. Des modes d’action qui donnent aux autres les moyens ou l’envie de faire avec moi, l’idéal étant que cela déclenche des pratiques en dehors de ma présence.

CP : Est-ce si simple que cela ?

MT : Au quotidien, c’est tout à fait concret. J’ai vu un jour un type utiliser un pot de peinture blanche avec une perche et un rouleau afin d’écrire son pseudonyme, et je me suis dit, oui, pourquoi ne pas utiliser différemment l’outil et acquérir un autre registre de visibilité. S’il peut le faire, je peux le faire aussi. Mais dans le cadre d’une résidence, la simplicité cache une complexité factuelle. Celle de faire valoir une œuvre précaire en particulier. Il y a tant de projets pour faire « vivre » la rue en recourant au spectaculaire que lorsqu’on veut faire quelque chose qui emprunte la simplicité d’une action non commanditée, cela devient paradoxalement complexe. Une oeuvre vouée à disparaître (par l’usure, le nettoyage, le vandalisme) brouille la question de ce qui est légitimé par le pouvoir et les règles communément admises. Voyant les slogans sur la bibliothèque, par exemple, certains pensaient que c’était un acte de défiance réalisé illégalement. Pour cette raison, ils ont été effacés, sans doute par des travailleurs de la voirie. Effacer toute forme d’expression à cet endroit semblait aller de soi. Faire simple peut donc nécessiter un travail quotidien très lourd, quasi impossible à mettre en place seul. C’est là qu’est intervenu l’accompagnement de l’animateur détaché sur le projet, du personnel du centre d’art, de personnels techniques, etc.

Résidence, territoire

[…] MT : La volonté de s’inscrire sur un territoire défini et la temporalité de résidence étirée m’ont poussé à rompre avec le confort de mes habitudes et, comme le dit Gérard Paris-Clavel, à « travailler l’urgence dans la durée ». […] Mon intention initiale consistait à croiser différents prismes d’analyse d’un territoire pour arriver à une forme, un Tag Clouds [1]. Or,du travail d’investigation a résulté un foisonnement de petites formes concentrées sur un territoire qui leur confère une interdépendance. Chaque proposition a sa propre valeur, mais se construit sur un jeu d’actions et de réactions qui s’enchaînent avec le plus de cohérence et de justesse possible en regard du contexte. Que ce soit avec des banderoles sur le terrain de foot, des slogans sur la bibliothèque, dans les lieux historiques du quartier ou sur des façades d’immeubles, chaque œuvre renseigne en filigrane sur un rapport qui s’est noué au territoire. […] Toute œuvre spontanée dans l’espace urbain va à rebours d’une démarche classique de monstration et de conservation, parce que le propriétaire n’est pas tant la personne qui réalise et qui signe que les gens qui vont vivre avec. Quand est-ce qu’une œuvre de ce type échappe à l’artiste ? Cette question est à redéfinir dans un contexte de résidence. La crainte qu’il peut y avoir pour les acteurs d’un tel projet (artiste, centre d’art, municipalité) est celle d’une instrumentalisation des uns par les autres. Mais à un moment je dois pouvoir laisser le travail échapper à ma maîtrise autant qu’à celle des partenaires, pour qu’il ait une vie propre dans le quartier.

[…] CP : Il est important de rappeler que ce n’est pas à l’artiste de tout faire. Un projet tel que Place publique résulte d’un tissu de compétences et d’expériences complémentaires : celles de l’artiste, du centre d’art et du centre d’animation. Chaque acteur investit le champ professionnel pour lequel il a une intelligence de travail. L’artiste n’est pas une plus-value ou un faire-valoir.

    [1] Traduction formelle d’un all-over de graffitis sous forme d’un nuage de mots-clés comme on en trouve sur le Web.

[EN]

Jérôme Dupeyrat, Cécile Poblon, Mathieu Tremblin, “Conversation about Place Publique”, in “Place publique”, Semaine, n° 271, Analogues, Arles, 2011

From March to November 2010, Mathieu Tremblin activated signs, actions and personal projects in the urban space, in a geographical area defined by the implementation of the BBB art center and entertainment center of the Chamois, introducing also forms of active collaboration with the residents of Trois Cocus/les Izards in Toulouse. Possible aims for the residence project Place publique (art work? restitution of the work experience?): October 2010, guided tour moved; December 2010 Closing reception; February 2011, financial sheets, Tag Clouds finalized, Esprit sportif banners available, reception Mathieu April, November 2010, April 2011, Paper Tigers protocols enabled, BBB, exterior; May 2011, Semaine, Paper Tigers edited. Cécile Poblon

Public place

[…] Mathieu Tremblin: At the beginning of the residency, I was reflecting on the motto of the architect Vitruvius “Firmitas Utilitas Venustas” (strength utility beauty), quite ironic towards the residential areas in which I worked. This triad also evokes the Republican quotation engraved on institutional buildings. From there came the desire for a displacement and the desire to compose a quotation matching my personal practice. So I placed « Insecurity Gratuitousness Otherness » on the Chamoix animation center – partner of BBB for my residency – in the form of a poster on a billboard. This tool reflected the need to be at a scale that is no longer that of the user of the art institution, but of the public space. […] Unfortunately, our conception of public space is that of a default space: a public space is what isn’t private. Through the creation, the challenge is to lead to analyze the areas of the city, to understand the power plays, to test them out in order to rethink them and exit the banalities public/private, beautiful/ugly, allowed/prohibited, clean/dirty etc..

[…] Jérôme Dupeyrat: You used forms of communication that already exist in the urban space. Doesn’t it disappoint certain expectations related to the notion of art work?

MT: Strangely, when we produce in the public space, the people that we meet or who perform with us do not ask themselves the question of art, but see us as workers performing a task (besides I wear a work uniform). Then, to have it accepted as an art form when it is there, active, is possible without an institutional enabling display taking over. A residence in the public space offers the possibility of altering the mental scheme in which art is often confined: the possibility of seeing the artist not as a producer of fine objects of merchant value, but to consider art more as an action in interaction with a territory, aspirations, a utopia…

Cécile Poblon: We played with this. Some projects have had variations in the connotations of the exhibition space. Even if the visitors of the BBB may not have seen what happens in public space and vice versa, it was possible for example, to see a Tag Clouds [1] in the neighborhood and in the art center, if it does not say the same thing, they are not disconnected proposals.

Interactions

[…] MT : I wanted the meeting to happen on the ground, leaving the other the opportunity to question himself on the legitimacy of my deeds: can I also do it myself? If he can do it, can I destroy it? The residence plays to that, the other already appearing in this act of preservation or destruction, in relation to memory, ownership. […] The art work continues to question even when a person realizes that it has disappeared. It is an experimental education of the urban space. […] On the direct collaboration with residents,
the essential criterion is that there is a genuine desire on their part, to not be in a state of vassalage with patterns of dependency associated with a command. I’m here to set up a project with artistic purpose, the question is to know what another may bring to share in the public space. And to offer the possibility to a person to get involved, he must also clearly agree on responsibilities. I’m a giver, but if someone wants to manifest hatred or resentment, I am certainly willing to listen, but his statements do not require my intervention to be made public. […] The Récraieation series slogans inscribed on the facade of the library are signed with the initials of the participants. They are, at the same time, identified as individual words and also as quotations with all the prestige that this reference game can bring. […] The completed works are not harmless gestures, but the result of a chain of actions involving many people (partners, inhabitants). That is why I have immortalized all these approaches, places, events, people, using Polaroid photographs. […]

Simplicity

[…] MT: My forms are simple so that others can affix their word and take ownership. They play for it with plastic vernacular codes: handwork, graffiti, memorial stone, banner… Forms that allow you to donate time during the design, but produced quickly so that the energy for cooperation is not exhausted. Modes of action that give others the means or
desire to work with me, the ideal being that it triggers practices without my presence.

CP: Is it that simple?

MT: In everyday life, it is entirely concrete. One day I saw a guy use a pot of white paint with a pole and a roller to write his nickname, and I said, yes, why not use differently the tool and acquire another level of visibility . If he can do it, I can do it. But within a residency, simplicity hides a factual complexity. It is that of asserting a precarious work especially. There are so many projects to « liven up » the street using the spectacular, that when we do something that uses the simplicity of an unofficial action, it paradoxically becomes complex. A work destined to disappear (wear, cleaning, vandalism) blurs the question of what is legitimized by the authority and commonly accepted rules. Seeing the slogans on the library for example, some thought it was an act of defiance realized illegally. For this reason, they have been erased, presumably by city workers. Erasing all forms of expression in that place seemed to be obvious. Simply put, it may therefore take very heavy daily work, almost impossible to implement alone. This is where the accompanying role of the mediator posted on the project, the staff of the art center, the technical personnel, etc. came in.

Residence, territory

[…] MT: The desire to enroll in a defined territory and the temporality of an extended residence pushed me to break with the comfort of my habits, and as Gerard Paris-Clavel said, « working in the emergency in the duration”. […] My initial intention was to cross different prisms of analysis of a territory to achieve a form, a Tag clouds. However, the investigative work has resulted in a profusion of small forms concentrated in an area which gives them an interdependence. Each proposal has its own value, but is built on a set of actions and reactions that are linked with a maximum of consistency and accuracy possible in the context. Whether it is with banners on the football field, slogans on
the library, in historic sites in the neighborhood or on building facades, each work marks and informs a relation that was linked to the territory. […] Any spontaneous work in the urban space goes against a traditional approach of showing and preserving, because the owner is not the person who makes and signs but the people that are going to live with it. When is a work of this kind beyond the artist? This question has to be redefined in the context of a residence. The fear that there may be, for the particpants of
such a project (artist, art center, municipality), is that of manipulation of some by others. But at some point I need to leave the work to escape my mastery as much as that of my partners, so that it has a life of its own in the neighborhood.

[…] CP: It is important to remember that this is not up to the artist to do everything. A project such as Place Publique is the result of a web of complementary skills and experiences: those of the artist, the art center and entertainment center. Each player invests the professional field for which he has an intelligence of work. The artist is neither a gain nor an added value.

    [1] Formal translation of an all-over graffiti in the form of a cloud of keywords such as are
    found on the Web.

Jérôme Dupeyrat, Cécile Poblon, Mathieu Tremblin, Conversation autour de Place Publique, in « Place publique », Semaine, n° 271, Analogues, Arles, 2011

20/05/2011
entretien, RE-, [EN], [FR]