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Jérôme Dupeyrat, Cécile Poblon, Mathieu Tremblin, “Conversation autour de Place Publique”, in « Place publique », Semaine, n° 271, Analogues, Arles, 2011

De mars à novembre 2010, Mathieu Tremblin a activé signes, actions et projets personnels dans l’espace urbain, dans une géographie définie par la zone d’implantation du BBB centre d’art et du centre d’animation des Chamois, initiant également des formes de collaborations actives avec les habitants du quartier des Trois Cocus/les Izards à Toulouse. Des fins possibles au projet de résidence Place publique (œuvre ? restitution de l’expérience de travail ?) : oct. 2010, visite guidée déplacée ; déc. 2010 pot de clôture ; fév. 2011, bilan financeurs, Tag Clouds finalisé, banderoles Esprit sportif à disposition, pot Mathieu ; avr., nov. 2010, avr. 2011, protocoles Paper Tigers activés, BBB, extérieur ; mai 2011, Semaine, Paper Tigers édités. Cécile Poblon

Place publique

[…] Mathieu Tremblin : Au début de la résidence, je réfléchissais à la devise de l’architecte Vitruve « Firmitas, utilitas, venustas » (solidité, utilité, beauté), assez ironique en l’occurrence vis-à-vis des quartiers résidentiels dans lesquels je suis intervenu. Cette triade évoque aussi les devises républicaines gravées sur les bâtiments institutionnels. De là est venu le souhait d’un déplacement et l’envie de composer une devise correspondant à ma pratique personnelle. J’ai donc apposé « Précarité, gratuité, altérité » en vis-à-vis du centre d’animation des Chamois sous la forme d’une affiche sur un panneau d’expression libre. Cet outil correspondait à la nécessité de se situer à une échelle qui n’est plus celle de l’usager de l’institution artistique, mais de l’espace public. […] Malheureusement, notre conception de l’espace public est celle d’un espace par défaut : est public un espace qui n’est pas privé. Par le truchement de la création, l’enjeu est de conduire à analyser les espaces de la ville, à en comprendre les jeux de pouvoir, à s’en saisir pour les repenser et sortir des oppositions caricaturales public/privé, beau/laid, autorisé/interdit, propre/sale, etc.

[…] Jérôme Dupeyrat : Tu utilises des formes de communication qui existent déjà dans l’espace urbain. Cela ne déçoit-il pas fréquemment certaines attentes liées à la notion d’œuvre d’art ?

MT : Étrangement, quand on produit dans l’espace public, les gens que l’on rencontre ou qui produisent avec nous ne se posent pas la question de l’art, mais nous voient comme des travailleurs accomplissant une tâche (j’interviens d’ailleurs en bleu de travail). Ensuite, faire accepter une forme en tant qu’art quand elle est là, active, est possible sans un dispositif de validation institutionnel qui prenne le dessus. La résidence dans l’espace public offre cette possibilité d’altérer le schéma mental auquel l’art est souvent confiné : la possibilité de ne plus voir l’artiste comme producteur de beaux objets ayant une valeur marchande, mais de considérer l’art davantage comme une action en interaction avec un territoire, des aspirations, une utopie…

Cécile Poblon : On a joué de cela. Certains projets ont eu des déclinaisons dans l’espace connoté de l’exposition. Même si les visiteurs du BBB n’ont pas forcément Mathieu Tremblin, vue sur ce qui se passe dans l’espace public et vice versa, il était possible par exemple de voir un Tag Clouds [1] dans le quartier et dans le centre d’art ; si ça ne dit pas la même chose, ce ne sont pas des propositions déconnectées non plus.

Interactions

[…] MT : Je voulais que la rencontre advienne sur le terrain, en laissant à l’autre la possibilité de se questionner sur la légitimité de mon faire : est-ce que moi aussi je peux le faire ? S’il peut le faire, est-ce que je peux le détruire ? La résidence se joue là, l’autre apparaissant déjà dans ce geste de conservation ou de destruction, dans ce rapport à la mémoire, à l’appropriation. […] L’oeuvre continue d’interroger quand une personne se rend compte qu’elle a disparu. C’est une pédagogie expérimentale de l’espace urbain. […] Concernant la collaboration directe avec les habitants, le critère essentiel est qu’il y ait un véritable désir de leur part ; ne pas être dans une forme de vassalité avec des schémas de dépendance liés à une commande. Je suis là pour monter un projet à finalité artistique, la question consiste à savoir ce qu’un autre pourra apporter pour le partager sur la place publique. Et pour offrir la possibilité à une personne de s’investir, il faut aussi s’accorder clairement sur ses responsabilités. Je suis un passeur, et si quelqu’un veut manifester haine ou rancoeur, je suis certainement disposé à l’écouter, mais ses propos ne nécessitent pas mon intervention pour être rendus publics. […] Les slogans de la série Récraieation inscrits sur la façade de la bibliothèque sont signés des initiales des participants. Ils sont dans le même temps identifiés comme des paroles individuelles et comme des citations avec tout le prestige que ce jeu de la référence peut amener. […] Les oeuvres finalisées ne sont pas des gestes anodins, mais le résultat d’une chaîne d’actions impliquant de nombreuses personnes (partenaires, habitants). C’est pour cela que j’ai immortalisé toutes ces démarches, lieux, rencontres, personnes, à l’aide de photographies Polaroïd©. […]

La simplicité

[…] MT : Mes formes sont simples pour que d’autres puissent y apposer leur parole et se les approprier. Elles jouent pour cela avec des codes plastiques vernaculaires : bricolage, graffiti, plaque commémorative, banderole… Des formes qui permettent de se donner du temps lors de la conception, mais produites rapidement : afin que l’énergie de la collaboration ne s’épuise pas. Des modes d’action qui donnent aux autres les moyens ou l’envie de faire avec moi, l’idéal étant que cela déclenche des pratiques en dehors de ma présence.

CP : Est-ce si simple que cela ?

MT : Au quotidien, c’est tout à fait concret. J’ai vu un jour un type utiliser un pot de peinture blanche avec une perche et un rouleau afin d’écrire son pseudonyme, et je me suis dit, oui, pourquoi ne pas utiliser différemment l’outil et acquérir un autre registre de visibilité. S’il peut le faire, je peux le faire aussi. Mais dans le cadre d’une résidence, la simplicité cache une complexité factuelle. Celle de faire valoir une œuvre précaire en particulier. Il y a tant de projets pour faire « vivre » la rue en recourant au spectaculaire que lorsqu’on veut faire quelque chose qui emprunte la simplicité d’une action non commanditée, cela devient paradoxalement complexe. Une oeuvre vouée à disparaître (par l’usure, le nettoyage, le vandalisme) brouille la question de ce qui est légitimé par le pouvoir et les règles communément admises. Voyant les slogans sur la bibliothèque, par exemple, certains pensaient que c’était un acte de défiance réalisé illégalement. Pour cette raison, ils ont été effacés, sans doute par des travailleurs de la voirie. Effacer toute forme d’expression à cet endroit semblait aller de soi. Faire simple peut donc nécessiter un travail quotidien très lourd, quasi impossible à mettre en place seul. C’est là qu’est intervenu l’accompagnement de l’animateur détaché sur le projet, du personnel du centre d’art, de personnels techniques, etc.

Résidence, territoire

[…] MT : La volonté de s’inscrire sur un territoire défini et la temporalité de résidence étirée m’ont poussé à rompre avec le confort de mes habitudes et, comme le dit Gérard Paris-Clavel, à « travailler l’urgence dans la durée ». […] Mon intention initiale consistait à croiser différents prismes d’analyse d’un territoire pour arriver à une forme, un Tag Clouds [1]. Or,du travail d’investigation a résulté un foisonnement de petites formes concentrées sur un territoire qui leur confère une interdépendance. Chaque proposition a sa propre valeur, mais se construit sur un jeu d’actions et de réactions qui s’enchaînent avec le plus de cohérence et de justesse possible en regard du contexte. Que ce soit avec des banderoles sur le terrain de foot, des slogans sur la bibliothèque, dans les lieux historiques du quartier ou sur des façades d’immeubles, chaque œuvre renseigne en filigrane sur un rapport qui s’est noué au territoire. […] Toute œuvre spontanée dans l’espace urbain va à rebours d’une démarche classique de monstration et de conservation, parce que le propriétaire n’est pas tant la personne qui réalise et qui signe que les gens qui vont vivre avec. Quand est-ce qu’une œuvre de ce type échappe à l’artiste ? Cette question est à redéfinir dans un contexte de résidence. La crainte qu’il peut y avoir pour les acteurs d’un tel projet (artiste, centre d’art, municipalité) est celle d’une instrumentalisation des uns par les autres. Mais à un moment je dois pouvoir laisser le travail échapper à ma maîtrise autant qu’à celle des partenaires, pour qu’il ait une vie propre dans le quartier.

[…] CP : Il est important de rappeler que ce n’est pas à l’artiste de tout faire. Un projet tel que Place publique résulte d’un tissu de compétences et d’expériences complémentaires : celles de l’artiste, du centre d’art et du centre d’animation. Chaque acteur investit le champ professionnel pour lequel il a une intelligence de travail. L’artiste n’est pas une plus-value ou un faire-valoir.

    [1] Traduction formelle d’un all-over de graffitis sous forme d’un nuage de mots-clés comme on en trouve sur le Web.

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Jérôme Dupeyrat, Cécile Poblon, Mathieu Tremblin, “Conversation about Place Publique”, in “Place publique”, Semaine, n° 271, Analogues, Arles, 2011

From March to November 2010, Mathieu Tremblin activated signs, actions and personal projects in the urban space, in a geographical area defined by the implementation of the BBB art center and entertainment center of the Chamois, introducing also forms of active collaboration with the residents of Trois Cocus/les Izards in Toulouse. Possible aims for the residence project Place publique (art work? restitution of the work experience?): October 2010, guided tour moved; December 2010 Closing reception; February 2011, financial sheets, Tag Clouds finalized, Esprit sportif banners available, reception Mathieu April, November 2010, April 2011, Paper Tigers protocols enabled, BBB, exterior; May 2011, Semaine, Paper Tigers edited. Cécile Poblon

Public place

[…] Mathieu Tremblin: At the beginning of the residency, I was reflecting on the motto of the architect Vitruvius “Firmitas Utilitas Venustas” (strength utility beauty), quite ironic towards the residential areas in which I worked. This triad also evokes the Republican quotation engraved on institutional buildings. From there came the desire for a displacement and the desire to compose a quotation matching my personal practice. So I placed « Insecurity Gratuitousness Otherness » on the Chamoix animation center – partner of BBB for my residency – in the form of a poster on a billboard. This tool reflected the need to be at a scale that is no longer that of the user of the art institution, but of the public space. […] Unfortunately, our conception of public space is that of a default space: a public space is what isn’t private. Through the creation, the challenge is to lead to analyze the areas of the city, to understand the power plays, to test them out in order to rethink them and exit the banalities public/private, beautiful/ugly, allowed/prohibited, clean/dirty etc..

[…] Jérôme Dupeyrat: You used forms of communication that already exist in the urban space. Doesn’t it disappoint certain expectations related to the notion of art work?

MT: Strangely, when we produce in the public space, the people that we meet or who perform with us do not ask themselves the question of art, but see us as workers performing a task (besides I wear a work uniform). Then, to have it accepted as an art form when it is there, active, is possible without an institutional enabling display taking over. A residence in the public space offers the possibility of altering the mental scheme in which art is often confined: the possibility of seeing the artist not as a producer of fine objects of merchant value, but to consider art more as an action in interaction with a territory, aspirations, a utopia…

Cécile Poblon: We played with this. Some projects have had variations in the connotations of the exhibition space. Even if the visitors of the BBB may not have seen what happens in public space and vice versa, it was possible for example, to see a Tag Clouds [1] in the neighborhood and in the art center, if it does not say the same thing, they are not disconnected proposals.

Interactions

[…] MT : I wanted the meeting to happen on the ground, leaving the other the opportunity to question himself on the legitimacy of my deeds: can I also do it myself? If he can do it, can I destroy it? The residence plays to that, the other already appearing in this act of preservation or destruction, in relation to memory, ownership. […] The art work continues to question even when a person realizes that it has disappeared. It is an experimental education of the urban space. […] On the direct collaboration with residents,
the essential criterion is that there is a genuine desire on their part, to not be in a state of vassalage with patterns of dependency associated with a command. I’m here to set up a project with artistic purpose, the question is to know what another may bring to share in the public space. And to offer the possibility to a person to get involved, he must also clearly agree on responsibilities. I’m a giver, but if someone wants to manifest hatred or resentment, I am certainly willing to listen, but his statements do not require my intervention to be made public. […] The Récraieation series slogans inscribed on the facade of the library are signed with the initials of the participants. They are, at the same time, identified as individual words and also as quotations with all the prestige that this reference game can bring. […] The completed works are not harmless gestures, but the result of a chain of actions involving many people (partners, inhabitants). That is why I have immortalized all these approaches, places, events, people, using Polaroid photographs. […]

Simplicity

[…] MT: My forms are simple so that others can affix their word and take ownership. They play for it with plastic vernacular codes: handwork, graffiti, memorial stone, banner… Forms that allow you to donate time during the design, but produced quickly so that the energy for cooperation is not exhausted. Modes of action that give others the means or
desire to work with me, the ideal being that it triggers practices without my presence.

CP: Is it that simple?

MT: In everyday life, it is entirely concrete. One day I saw a guy use a pot of white paint with a pole and a roller to write his nickname, and I said, yes, why not use differently the tool and acquire another level of visibility . If he can do it, I can do it. But within a residency, simplicity hides a factual complexity. It is that of asserting a precarious work especially. There are so many projects to « liven up » the street using the spectacular, that when we do something that uses the simplicity of an unofficial action, it paradoxically becomes complex. A work destined to disappear (wear, cleaning, vandalism) blurs the question of what is legitimized by the authority and commonly accepted rules. Seeing the slogans on the library for example, some thought it was an act of defiance realized illegally. For this reason, they have been erased, presumably by city workers. Erasing all forms of expression in that place seemed to be obvious. Simply put, it may therefore take very heavy daily work, almost impossible to implement alone. This is where the accompanying role of the mediator posted on the project, the staff of the art center, the technical personnel, etc. came in.

Residence, territory

[…] MT: The desire to enroll in a defined territory and the temporality of an extended residence pushed me to break with the comfort of my habits, and as Gerard Paris-Clavel said, « working in the emergency in the duration”. […] My initial intention was to cross different prisms of analysis of a territory to achieve a form, a Tag clouds. However, the investigative work has resulted in a profusion of small forms concentrated in an area which gives them an interdependence. Each proposal has its own value, but is built on a set of actions and reactions that are linked with a maximum of consistency and accuracy possible in the context. Whether it is with banners on the football field, slogans on
the library, in historic sites in the neighborhood or on building facades, each work marks and informs a relation that was linked to the territory. […] Any spontaneous work in the urban space goes against a traditional approach of showing and preserving, because the owner is not the person who makes and signs but the people that are going to live with it. When is a work of this kind beyond the artist? This question has to be redefined in the context of a residence. The fear that there may be, for the particpants of
such a project (artist, art center, municipality), is that of manipulation of some by others. But at some point I need to leave the work to escape my mastery as much as that of my partners, so that it has a life of its own in the neighborhood.

[…] CP: It is important to remember that this is not up to the artist to do everything. A project such as Place Publique is the result of a web of complementary skills and experiences: those of the artist, the art center and entertainment center. Each player invests the professional field for which he has an intelligence of work. The artist is neither a gain nor an added value.

    [1] Formal translation of an all-over graffiti in the form of a cloud of keywords such as are
    found on the Web.

Jérôme Dupeyrat, Cécile Poblon, Mathieu Tremblin, Conversation autour de Place Publique, in « Place publique », Semaine, n° 271, Analogues, Arles, 2011

20/05/2011
entretien, RE-, [EN], [FR]